Musique Baroque en Avignon : Bonjour Debora Waldman et merci de nous accorder cet entretien. Pour commencer, pouvez-vous nous raconter votre parcours comme cheffe d’orchestre ?
Debora Waldman : Mon parcours a commencé il y a plus de trente ans. Ma mère, qui était cheffe d’orchestre, m’a un jour tendu la baguette lors d’une répétition, en me disant que si jamais il y avait un bis au concert, ce serait à moi de diriger. Et il y a eu un bis, j’ai dirigé, et c’est à ce moment-là que j’ai compris que c’était ce que je voulais faire. Pourtant, au départ, je n’avais pas l’intention de devenir musicienne professionnelle, encore moins cheffe d’orchestre : je voulais être avocate. Afin de devenir cheffe, j’ai d’abord intégré l’Université de Buenos Aires. Puis, lors d’un voyage scolaire, je suis venue à Paris et je suis tombée amoureuse de cette ville. C’est ainsi que j’ai décidé d’y poursuivre mes études supérieures, au Conservatoire National Supérieur de Paris, à l’âge de 23 ans. Ensuite, j’ai été nommée cheffe assistante à l’Orchestre national de France, une étape qui a duré six ans. À l’issue de cette période, j’ai commencé à diriger par moi-même. Mais ma carrière a mis du temps à démarrer. Pendant douze ans, j’ai erré dans le métier sans réussir à trouver ma place. Puis, en 2019, j’ai été nommée cheffe d’orchestre à Avignon. C’est véritablement à ce moment-là que ma carrière a commencé. Lorsqu’on m’a annoncé que j’étais la première femme à diriger un orchestre permanent en France, j’ai enfin compris pourquoi il avait été si difficile de me faire une place.
MBA : En tant que femme cheffe d’orchestre, avez-vous été confrontée à des défis spécifiques dans un milieu longtemps dominé par les hommes ?
D. W: Oui, bien sûr. Mon plus grand défi a été d’entrer dans ce métier. Cela m’a pris douze ans, bien plus longtemps que mes collègues masculins. Musicalement parlant, je n’ai pas rencontré de problèmes particuliers, mais je me demandais pourquoi on ne m’engageait pas, alors qu’on faisait appel à mes homologues masculins. On me confiait uniquement des concerts éducatifs ou familiaux, jamais les concerts officiels. Pendant douze ans, je n’ai eu que peu de travail. Aujourd’hui, c’est l’inverse : je n’ai plus une semaine de repos. (rires)
MBA : Quelles qualités humaines et musicales vous semblent essentielles pour devenir un bon ou une bonne chef(fe) d’orchestre aujourd’hui ?
D. W: Il faut être profondément convaincu que la musique est une nécessité pour l’être humain. C’est presque une mission supérieure. Ce n’est pas simplement aimer la musique et vouloir diriger : il faut que ce soit vital, qu’on ne puisse pas vivre sans cela. Il faut aussi une force intérieure immense, car on passe d’une excitation intense à des déceptions parfois très violentes. Il faut également faire preuve de tact, de sensibilité, et surtout posséder un fort pouvoir de communication. Si les musiciens ne vous regardent pas, cela ne fonctionne pas. C’est un phénomène mystérieux : certains captent naturellement l’attention, d’autres non. C’est une forme de charisme, une énergie qu’on dégage. Le plus important, c’est de tenir bon et de ne pas renoncer, même si les choses ne fonctionnent pas immédiatement.
MBA : Quel est le moment le plus marquant ou bouleversant que vous ayez vécu sur scène en dirigeant un orchestre ?
D. W: Je répondrai sans hésiter : la création de la” Symphonie Grande Guerre” de Charlotte Sohy. Cette œuvre, écrite en 1917, n’avait jamais été jouée. J’ai découvert la partition en 2019 et j’ai eu l’honneur de diriger cette création mondiale, car il n’existait ni enregistrement, ni tradition d’interprétation : personne ne l’avait jamais entendue. Je me souviens qu’à la fin de la symphonie, en descendant du podium, j’ai étreint le premier violon et j’ai fondu en larmes. L’émotion était immense. Ceux qui me connaissent m’ont dit : «On ne t’avait jamais vue aussi émue en dirigeant.» C’était un moment d’une intensité inoubliable.
MBA : Le 20 juin prochain vous donnerez un concert à l’Autre Scène de Vedène où vous dirigerez un programme varié avec Lucienne Renaudin-Vary. Qu’est-ce qui vous enthousiasme le plus dans ce concert ?
D.W : Je suis d’abord très heureuse de travailler avec Lucienne Renaudin-Vary, une trompettiste prodigieuse, reconnue sur les grandes scènes internationales. Nous interpréterons ensemble deux concertos : celui de Neruda, entre baroque et classique, pétillant et lumineux, et un concerto de Vivaldi, qu’elle a brillamment adapté à la trompette. Nous jouerons aussi deux chefs-d’œuvre : la symphonie « Linz » de Mozart, composée avec une grande intensité dramatique, et la fameuse symphonie « Les Adieux » de Haydn, dont la mise en scène (les musiciens quittant la scène un à un) évoque l’histoire réelle d’un orchestre réclamant le droit de rentrer chez eux. C’est une œuvre à la fois touchante et symbolique, devenue une légende dans le répertoire.
MBA : Dans ce programme du 20 juin, vous dirigez des œuvres de Haydn, Mozart, Neruda et Vivaldi. Comment ces compositeurs dialoguent-ils sous votre baguette ?
D.W : Mon approche est historiquement informée. Pour Haydn, je travaille sur l’agogique et les rythmes de danse, pour restituer toute la vitalité de sa musique. Chez Mozart aussi, je recherche une énergie vivante, pleine d’élan, en soulignant les origines de ses œuvres. Mais ce qui compte vraiment, c’est la performance elle-même : l’intensité qu’on y met, le plaisir de jouer ensemble. Les musiciens de l’Orchestre National Avignon-Provence répondent toujours présents avec enthousiasme.
Ce sera un concert à ne pas manquer !