Musique Baroque en Avignon : Bonjour Karine Deshayes, et merci de nous accorder cet entretien. Pour commencer, pouvez-vous nous raconter comment vous avez découvert votre voix lyrique ? Y a-t-il eu un moment où vous vous êtes dit : “C’est ça, ma voix” ?
Karine Deshayes : J’ai grandi dans une famille de musiciens, mon père était professionnel, donc la musique faisait vraiment partie de la maison du matin au soir. Pourtant, au départ, je ne pensais pas du tout devenir chanteuse : je faisais du violon, j’aimais chanter pour le plaisir mais rien ne laissait présager que cela deviendrait mon métier. Le déclic est arrivé assez tôt. Un jour, en cours de solfège, j’avais 14 ans, mon professeur m’a entendu chanter un exercice et il est immédiatement allé chercher le professeur de chant pour qu’il m’écoute. Ce professeur a repéré une couleur, un vibrato naturel, une voix déjà “placée” pour mon âge. Il m’a proposé de commencer le chant presque immédiatement. C’est un moment que je garde très nettement en mémoire, parce que j’ai senti que quelque chose basculait : ce n’était plus seulement chanter “comme ça”, c’était une vraie découverte. Et tout est vraiment parti de ce professeur de solfège qui a eu l’intuition d’aller chercher quelqu’un d’autre.
MBA : Vous retrouverez Les Paladins pour ce concert à Avignon. Qu’est-ce qui fait la particularité de ce programme baroque que vous allez interpréter ?
K.D. : Ce n’est pas une première collaboration : je connais Les Paladins depuis une vingtaine d’années, et Jérôme Corréas depuis presque trente ans. Je l’ai même eu comme professeur d’option baroque au CNSM, donc c’est un lien artistique mais aussi humain qui s’est construit sur la durée. Pour ce concert, nous avons imaginé un programme autour d’Armida, un thème qui traverse les siècles et que Lully, Vivaldi ou encore Haendel ont traité chacun à leur manière. C’est un répertoire très expressif, très théâtral, dans lequel la voix peut vraiment jouer avec l’harmonie, les contrastes, les passions. C’est un programme “plaisir”, dans le sens où il me permet d’aborder tout ce que j’aime dans le baroque : la liberté rythmique, la précision du texte, les couleurs orchestrales. J’espère sincèrement que ce plaisir sera ressenti par le public avignonnais.
MBA: Dans ce répertoire, laissez-vous une place à l’improvisation dans les ornements ou préparez-vous tout en amont ?
K.D. : Je suis plutôt du genre à préparer, oui. En répétition, il peut arriver qu’on teste des choses, mais pour le concert, j’aime que tout soit précis, structuré, presque “scénarisé”.
J’ai la chance que Jérôme Corréas écrive souvent des da capo sur mesure. Il connaît ma voix, ses zones de confort, et il crée des ornements qui collent vraiment avec mon timbre. C’est très pratique, car improviser sans une base solide ou sans comprendre parfaitement l’harmonie peut facilement conduire à des fautes de style, surtout dans le baroque où certains codes sont très précis. Alors oui, j’aime que les choses soient sûres, travaillées ensemble, mais en gardant malgré tout un tout petit espace pour le vivant, pour ce qui peut se passer dans l’instant.
M.B.A. : Avez-vous des rituels pour gérer le trac avant d’entrer en scène ?
K.D. : Le trac, je crois qu’on l’a tous, mais il ne se manifeste pas pareil chez tout le monde. Pour ma part, il arrive juste un quart d’heure ou une demi-heure avant d’entrer en scène : c’est un moment un peu suspendu où je me recentre. Une fois que je suis sur le plateau, il disparaît complètement, comme si le corps reconnaissait immédiatement l’espace de la scène. Mon principal rituel, c’est la respiration. Pour nous, comme pour les instruments à vent, le souffle est absolument tout : s’il se bloque, la voix se bloque. Je fais donc quelques exercices très simples qui me permettent de me calmer, de retrouver le corps, et de me dire : “Tu es prête, le reste est déjà en toi.”
MBA. : Quel conseil donneriez-vous à de jeunes chanteurs, un “secret” qu’on n’apprend pas forcément au conservatoire ?
K.D. : D’abord, respirer. Ça paraît simple, mais c’est la base de tout : un souffle libre, calme, maîtrisé peut être votre meilleur allié comme votre pire ennemi s’il se bloque.
Ensuite, garder le plaisir. À force de travailler, on peut oublier qu’on chante parce que ça nous rend heureux. Ne pas se forcer dans un répertoire qui ne nous correspond pas encore, faire confiance au temps, au travail, à la maturation de la voix.
Et surtout, ne pas chanter avec la voix des autres. C’est très tentant d’essayer de ressembler aux artistes qu’on admire, mais ces chanteurs ont souvent vingt ou trente ans de carrière derrière eux. Se comparer à eux peut être très dangereux. Construire sa propre identité vocale, respecter son instrument, sa progression : c’est ça qui permet une carrière longue et saine.

