Rencontre avec la harpiste Marie-Domitille Murez

Musique Baroque en Avignon : Bonjour, Marie-Domitille Murez, et merci de nous accorder cette interview. Comment avez-vous développé votre passion pour l’instrument que vous jouez ?

Marie-Domitille Murez : Je pratiquais déjà la harpe moderne depuis une quinzaine d’années et son répertoire du XIX-XXIe siècle. Ma découverte de la musique baroque s’est faite au lycée en écoutant un disque de Didon et Énée  de Purcell. En entrant à la Sorbonne pour mes études de musicologie, la nécessité de choisir une option s’est présentée, et c’est ainsi que j’ai exploré le répertoire baroque. Initialement, c’était une démarche motivée par le plaisir, avec l’idée que cet univers ne deviendrait jamais ma vocation. Cependant, dès mon entrée au CNSM de Lyon, le directeur des études, Nicolas Buchet, ayant remarqué mon penchant pour la musique ancienne, m’a proposé d’intégrer le département de musique ancienne pour mon projet personnel. Mon amour envers ce répertoire s’est renforcé, et quelques mois plus tard, j’ai entamé un cursus de harpe ancienne en parallèle avec celui de la harpe moderne. Pendant deux ans, j’ai jonglé entre les deux, bien que je ressentais une certaine incompatibilité. À la différence de la harpe moderne avec son allure imposante, la harpe ancienne a une tension plus faible en raison de ses cordes en boyaux, exigeant une technique différente. 

Je me souviens que je ne pouvais pas enchaîner les deux instruments tant ils se distinguaient par leurs touchers et leurs sonorités : je pratiquais donc l’un le matin et l’autre l’après-midi ! (rires). Et finalement, j’ai décidé d’abandonner la harpe moderne pour me consacrer entièrement au répertoire baroque.

M.B.A. : Vous êtes l’une des cofondatrices de l’ensemble “ApotropaïK”, aux côtés de trois autres musiciens que vous avez rencontrés durant vos études au CNSM de Lyon. Ensemble, vous explorez les répertoires médiévaux du XIIe au XVe siècle et les modernisez. Comment sélectionnez-vous les pièces ? De quelle manière parvenez-vous à mélanger la musique ancienne avec des éléments plus actuels ?

M-D.M : Je dirais plutôt que l’ensemble a pour vocation de renouveler l’approche des répertoires médiévaux à travers un regard jeune et vivant. Étant donné que la musique médiévale couvre un répertoire très vaste, nous travaillons par thématique. Par exemple, pour notre disque “Bella Donna”, nous avons exploré le XIIe au XIVe siècle avec un répertoire varié, mais en mettant l’accent sur l’image de la femme et son rôle à cette époque. Le dernier programme que nous venons de créer s’articule autour de “Tristan et Iseut”, et nous avons réalisé un important travail d’arrangements dû au peu de matériel musical disponible. En termes de processus, nous réfléchissons à la manière dont un musicien de l’époque aurait pu jouer avec notre formation (flûte, luth médiéval, vièle à archet, harpe gothique et, parfois, chant), sachant que le répertoire vocal est central au Moyen-Âge et que tout le reste est à découvrir en ce qui concerne la manière dont les instruments étaient joués. En venant tous les quatre du milieu baroque, nous apportons chacun des compétences spécifiques pour nos instruments, que nous fusionnons afin de mieux servir le texte et la musique.

M.B.A. : Nous avons eu le plaisir de vous accueillir avec le ténor Emiliano Gonzalez Toro et l’ensemble I Gemelli en novembre 2022. Vous revenez ce dimanche 3 mars à la Collection Lambert pour un récital solo mettant en avant la harpe triple. Pourriez-vous nous en dire plus sur cet instrument et ce qui le distingue d’une harpe moderne ?

M-D.M. : Cet instrument découle directement de la harpe médiévale, qui possède une seule rangée de cordes. Au fil du temps, pour mieux accompagner la partie chantée, il a été nécessaire d’augmenter le nombre de cordes pour obtenir une plus grande variété de tonalités. C’est ainsi qu’est née la harpe double, avec deux rangées de cordes (une pour les notes naturelles et l’autre pour les chromatismes). La troisième évolution est la harpe triple, qui comporte trois rangées de cordes (deux rangées parallèles avec les notes naturelles et une rangée centrale avec les chromatismes, parfaitement adaptée aux tempéraments anciens). Le défi consiste alors à sculpter les notes qui permettent de créer les couleurs propres à ce type de répertoire. Laura Peverara, membre du trio des Dames de Ferrare, à qui je rends hommage dans mon dernier CD “Laura”, jouait l’une des premières harpes doubles qui ait existé, spécifiquement construite pour elle.

M.B.A. : En effet, à travers ce programme, vous rendez hommage à cette figure de la Renaissance avec ce CD sorti en 2022. Qu’est-ce qui vous a incité à la choisir, et quel rôle jouait-elle à son époque ?

M-D.M. : Lors de mes études, sous l’influence de mon professeur Angélique Mauillon, j’ai été séduite par le charme de Laura Peverara et du répertoire des Dames de Ferrare. Il est vrai que les noms des compositeurs de l’époque qui résonnent sont souvent ceux des hommes (Caccini, Luzzaschi, Frescobaldi) et l’on oublie trop rapidement le rôle joué par les femmes dans cette musique. Lorsque j’ai découvert l’existence de ce trio féminin, j’ai eu le désir d’approfondir ce sujet, qui s’est finalement révélé être le sujet de mon Master. Laura Peverara a également insufflé un mouvement musical à son époque. En occupant une place unique au Duché du Duc de Ferrare en tant que dame de compagnie pour Margherita, l’épouse du Duc, le trio interprétait des madrigaux dans le secret des appartements privés. En l’invitant, le Duc de Ferrare lui a apporté beaucoup, exclusivement en se basant sur ses capacités artistiques. Par ailleurs, ce trio demeure un véritable mystère car, une fois que le Duc décède, on ignore ce qu’il advient des Dames de Ferrare.

M.B.A. : Où pourrons-nous vous entendre prochainement ?

M-D.M : Je présenterai ce récital le 7 août prochain en Ardèche au Festival les Musicales au Fival, suivi de Sinfonia en Périgord le 25 août. En ce qui concerne mes autres projets, je jouerai avec “Apotropaïk” le 15 mars à Dambach dans la région de Strasbourg, puis au musée de Cluny à Paris le 8 juin pour présenter notre nouveau programme autour de Charles VII. Nous partagerons ensuite la scène avec les ténors Emiliano Gonzalez Toro et Zachary Wilder pour leur programme “A Room of Mirrors” aux Invalides à Paris le 30 mai, suivi d’une représentation à Froville le 31 mai.

 

Propos recueillis par Marjorie Cabrol

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